Antoine Atallah IMA - Dessin de Zeina Abi Rached

On nous demande de dire quel est notre cri. Il y’a matière à crier, littéralement, et ce cri finirai par s’étendre sans fin, car porté par une rage que ceux qui prétendent nous gouverner alimentent continuellement, jour après jour.

Mais c’est plutôt de douceur que je veux parler, et de sensibilité.

S’il y’a une chose fondamentale dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est de douceur, et qu’on nous apporte de la sensibilité. Car depuis près de 50 ans, nous que faisons que subir la dureté de la géopolitique, de la guerre, et d’une classe politique abusive et criminelle. Depuis 50 ans, nous vivons une absence totale de sensibilité envers qui nous sommes, une absence de vision pour notre devenir. Rien d’autre que du mépris et de la négligence, qui causent le démembrement de tous nos environnements, qu’ils soient sociaux, urbain ou naturels. Que nous assistons à la dilapidation de nos potentiels et de tout ce qui fait qui nous sommes, de notre identité profonde, au-delà des hymnes, des drapeaux, des titres et des idoles, qui ne sont que des symboles creux.

Car nous avons longtemps été un peuple sensible et doux. Sensible dans sa manière d’habiter le territoire, ses paysages, ses vallées et son littoral. Dans sa manière de construire, parmi les jardins et les terrasses agricoles. Dans sa manière de faire la ville, avec le soleil, le vent, les vues, les artisanats, de construire des espaces complexes, pleins d’interstices et lieux intermédiaires qui accueillent une vie sociale et de voisinage riche et chaleureux.

Cela nous semble lointain, semble appartenir à un âge d’or qui ne nous appartient plus. Car il est de leurs intérêt, à ces politiciens, de nous acculturer, de faire de nous des êtres hors-sols, qui ne savent plus où ils sont, ni à quoi ils appartiennent, qui ne développement plus un attachement profond à leur art de vivre et d’habiter. Ils peuvent ainsi mieux manipuler et diviser… ou pousser à l’exil pour avoir le champ libre.

Mon cri consiste donc à souhaiter, à exiger que les personnes qui sont capables d’apporter au Liban l’attention et l’amour qu’il mérite soient là où ils doivent être. C’est-à-dire à des postes de responsabilité et de décision et que ce soient eux qui dirigent le pays et président à son devenir.

Or ce qui me donne de l’espoir, c’est que ces gens existent. Les alternatives existent. Ils se trouvent dans nos écoles, nos universités, nos associations, partout, dans nos rues, nos quartiers et nos immeubles, dans nos villes et nos villages. Ce sont eux qui ont permis de sauver la vallée de Bisri menacée par un barrage inepte. Qui ont permis d’empêcher la privatisation du littoral de Dalieh el-Raoucheh, de Ramlet el-Bayda ou de Anfeh. Qui se battent contre des carrières et route illégales, contre des décharges sauvages, contre des autoroutes obsolètes dans des quartiers historiques, contre des parkings qui remplaceraient des jardins publics. Qui se battent pour préserver le patrimoine architectural et urbain de Beyrouth, rongé par une spéculation immobilière alimentée par les politiques.

Cet espoir, je le trouve aussi dans les gens qui sont descendus dans les rues le 17 octobre, puis intensément pendant des semaines. Qui ont fait preuve d’une formidable intelligence collective, d’une vivacité intellectuelle et politique. Qui ont montré, dans des espaces publics longtemps stériles, une capacité à engendrer les plus belles des transgressions. Qui continuent encore aujourd’hui à se mobiliser, manifester, débattre, sur mille sujets et mille thématiques… qui continuent à transgresser, fièrement. Et ce, malgré le Covid et une crise économique paralysante, malgré une répression sécuritaire qui tire à balle réelle et qui se permet, en ce moment même, de juger des civils devant les tribunaux militaires. Il y a malgré tout, un fourmillement intellectuel, partout, tout le temps, sur des sujets longtemps négligés. C’est à la construction d’une culture politique commune qu’on assiste aujourd’hui. Et cela donne beaucoup d’espoir, même s’il faut s’accrocher et être patient et que ce n’est vraiment pas facile.

L’espoir, je le trouve aussi dans la solidarité éblouissante qui s’est manifestée après l’explosion du 4 Aout. Une prise en main de la situation par la population et un des tissus associatifs les plus denses au monde. Les mille structures qui se sont activées, ou qui se sont formées pour s’occuper d’humanitaire, de premiers secours, de santé, d’éducation, de logement, de culture, de patrimoine, d’économie, de travaux publics, de patrimoine… ont mis en exergue, par un contraste éclatant, l’absence de l’état et son inaptitude. Et ne fait que renforcer cette conviction :

L’Etat c’est nous. Nous sommes un Etat en gestation, auquel il faut juste donner l’opportunité de voir le jour.

L’espoir passe par nous et tant que nous sommes là, tant que nous trouvons encore la force de nous accrocher, cet espoir saura demeurer. C’est encore le cas. J’espère que nous saurons faire en sorte que cela puisse continuer.

Antoine Atallah
Architecte-urbaniste, je travaille en France. Je suis aussi vice-président de l’ONG Save Beirut Heritage et membre du comité du Arab Center for Architecture.